Les seigneurs de l’économie
Techno-féodalisme

Les seigneurs de l’économie

Yanis Varoufakis, économiste, homme politique et auteur, décrit en détail la disparition de l’individualité à l’ère du « techno-féodalisme ».

Dans cette analyse audacieuse de l’économie post-pandémique, Yanis Varoufakis soutient que le « techno-féodalisme » a anéanti le capitalisme. L’économiste souhaite reprendre le pouvoir à la Silicon Valley et à Wall Street pour le restituer à l’individu.

Le techno-féodalisme

Elon Musk, Sergey Brin, Mark Zuckerberg et Jeff Bezos règnent sur un système qui exploite les masses et oriente les bénéfices vers le sommet d’une hiérarchie de type féodal.

Au cours des deux dernières décennies, les bénéfices et les marchés ont été chasssés de l’épicentre de notre système économique et social, repoussés en périphérie et remplacés.

À l’ère du techno-féodalisme, des acteurs invisibles marchandisent et monétisent votre identité. La rente du cloud a remplacé le capital industriel, soumettant les masses à une forme de servage. La Révolution industrielle avait privatisé des terres européennes appartenant au bien commun, ce qui a alimenté le capitalisme industriel. De la même manière, l’Internet pré-2000 était un espace libre et anti-commercial. Puis des intérêts privés ont pris possession d’un bien commun virtuel autrefois public, et surveillent désormais le moindre mouvement de leurs utilisateurs.

Certes, le Pentagone a mis le GPS à disposition du grand public, mais si les consommateurs avaient conservé la propriété de leurs données, nos déplacements seraient différents. Par exemple, pour vous rendre à l’aéroport, vous pourriez utiliser vos coordonnées GPS et une application de transport en commun afin de lancer un appel d’offres de transport privé, au lieu de dépendre d’entreprises de la Big Tech comme Uber ou Lyft, et de payer avec une carte de crédit contrôlée par la Big Finance.

Des seigneurs féodaux

En 2020, la pandémie de coronavirus a paralysé les économies du monde entier. En Grande-Bretagne, par exemple, le produit national a plongé de 20 %. Mais la pandémie a aussi favorisé un boom financier : les banques centrales ont fortement réduit les taux d’intérêt, les gouvernements ont injecté de l’argent neuf dans l’économie et les cours des actions ont flambé. Ainsi, 2020 a été une année exceptionnelle pour Amazon, qui pourtant, n’a payé aucun impôt sur les bénéfices. Quant à Tesla, qui n’a réalisé aucun bénéfice cette année-là, le prix de son action est passée de 90 à 700 dollars entre le début et la fin de l’année.

Les gouvernements ont soutenu financièrement des entreprises traditionnelles comme Volkswagen et General Electric, qui en ont profité pour procéder à des rachats d’actions. Les entreprises de la Big Tech, quant à elles, ont investi dans l’économie du cloud, ce qui leur a permis de renforcer leur positionnement au centre de l’économie post-industrielle.

Chaque Âge d’or a vu les inégalités augmenter, les riches s’enrichissant plus vite que les pauvres.

Ce « boom pandémique » a entraîné un transfert de richesses similaire à celui qui s’était opéré lors de la crise financière mondiale de 2008. Les gouvernements ont apaisé les craintes des financiers responsables du krach avec des tombereaux d’argent gratuit, que ces derniers ont ensuite investi dans l’immobilier et dans l’art. Le rachat d’actions par les entreprises a entraîné une hausse des cours, qui a pu faire croire que ces entreprises étaient rentables. Ces opérations n’ont fait qu’enrichir les riches et entraîné la réaction politique qui a conduit à l’élection de Donald Trump.

Aujourd’hui, les actifs combinés des Big Three – les sociétés BlackRock, Vanguard et State Street – équivalent à 90 % de de l’ensemble des actions de presque toutes les grandes entreprises cotées sur les marchés américains. Ce montant dépasse 20 000 milliards de dollars, soit les revenus nationaux combinés de la Chine et du Japon. Or, la richesse des Big Three trouve en grande partie sa source dans les plans de sauvetage qui ont suivi la crise de 2008. Avant 2009, les entreprises manquaient des liquidités nécessaires pour prendre le contrôle du capitalisme. Puis la Fed a instauré un socialisme pour les ultra-riches, et permis aux Big Three d’acquérir une richesse et un pouvoir financier incommensurables. En outre, les riches investissent leur argent chez BlackRock, Vanguard et State Street, qui les séduisent avec leurs faibles frais. C’est ainsi que la Fed a sauvé le capitalisme en le sacrifiant à quelques seigneurs féodaux monopolistiques. L’ascension fulgurante de l’action Tesla a fait de Musk l’homme le plus riche du monde en 2020. Paradoxalement, il s’est appuyé sur une méthode datant de l’ère industrielle – la construction automobile – pour bâtir sa fortune. Si ses activités dans les secteurs des voitures électriques, des satellites et de l’astronautique lui garantissent argent et attention, c’est cependant Twitter qui l’a fait entrer dans le techno-féodalisme.

L’économie mondiale

Dans les années 1970, les consommateurs américains achetaient des produits électroniques au Japon et en Corée du Sud, et des vêtements en Chine. En contrepartie, ces gouvernements asiatiques investissaient leurs bénéfices dans des bons du Trésor, de l’immobilier et des produits dérivés américains. Ce « Dark Deal » a facilité les échanges de capitaux et de marchandises à travers le Pacifique, tout en détruisant les emplois dans les usines américaines. Par ailleurs, après le krach de 2008, Pékin a renfloué Wall Street et massivement investi dans les économies émergentes.

Les « cloudalistes » chinois – comme Alibaba, Tencent et Baidu – ont connu un énorme succès. En effet, la Chine n’impose aucune limite à ses entreprises technologiques, et l’accès de ces entreprises aux données financières et personnelles de leurs utilisateurs dépasse largement l’accès dont bénéficient les entreprises de la Silicon Valley avec leurs propres utilisateurs. La Chine est ainsi devenue un système techno-féodal : un conflit avec les États-Unis était inévitable. Cela explique notamment pourquoi les présidents Biden et Trump ont tenté d’empêcher les entreprises américaines de traiter avec Huawei, le géant chinois des télécommunications.

Résister au techno-féodalisme

Alors que les inégalités de la richesse deviennent de plus en plus marquées, les élites aisées financiarisent tout. Le temps libre s’est transformé en une activité perpétuelle de partage et de gestion de contenus en ligne. Les géants de la tech manipulent chaque pensée et chaque opinion, privant les citoyens de leur capacité d’autodétermination : ceux-ci sont devenus des produits à digitaliser et à vendre. Toutefois, couper Internet, quitter les réseaux sociaux et privilégier l’argent liquide plutôt que les cartes bancaires ne sont que des solutions partielles face au techno-féodalisme.

Nous n’avons pas perdu notre volonté. Non, on nous a volé notre attention.

Dans le cadre d’un socialisme bienveillant, les médias publics géreraient vos flux d’actualités. Vous utiliseriez des micropaiements pour obtenir des contenus informatifs et éclairants. Des chauffeurs-propriétaires remplaceraient le féodalisme instauré par Uber et par Lyft. Les individus traceraient une frontière entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle pour distinguer leur rôle de producteur de leur existence autonome.

Le « socialisme bienveillant »

Varoufakis appelle à un « socialisme bienveillant » pour battre en brèche le pouvoir dictatorial de la Silicon Valley et de Wall Street. Son analyse de la Big Finance est pointue et convaincante, tout comme ses protestations et son incitation à la révolte, et le terme « techno-féodalisme » est extrêmement évocateur. Toutefois, ses solutions paraissent floues, teintées d’idéologie et peu réalistes, même si ses propositions simples pour limiter l’intrusion constante du techno-féodalisme dans notre vie privée sont dignes de considération. Si ses remèdes pourraient ne pas séduire tous les lecteurs, Varoufakis pose cependant d’importantes questions, alors que ceux qui n’appartiennent pas au cercle fermé des milliardaires luttent pour trouver une place dans une économie mondiale en pleine évolution et de plus en plus oppressive.

Share this Story
Show all Reviews