Allez-y doucement
La productivité lente

Allez-y doucement

De nombreux travailleurs du savoir sont épuisés et saturés par le rythme frénétique du travail. Auteur à succès et informaticien, Cal Newport propose un nouveau modèle de gestion de la performance et promet de rétablir à la fois l’équilibre mental et la productivité.

La pandémie de Covid-19 a poussé vers son point de rupture la relation, déjà trouble, de bien des travailleurs du savoir à la notion de productivité. En réaction, des millions d’entre eux ont pris part à la « Grande démission » – et ont quitté des emplois soumis à une forte pression pour en rejoindre de moins exigeants. D’autres ont opté pour la « Démission silencieuse » et assurent désormais le minimum au travail.

Il est évident que les travailleurs du savoir sont profondément malheureux. Pour beaucoup d’entre eux, la journée est une suite infinie de tâches déconnectées d’objectifs concrets ou d’indicateurs qui donneraient un sentiment de productivité et de réalisation. Bien souvent, ils travaillent sous le regard acéré de managers qui font claquer le fouet, mais qui n’ont aucun moyen de savoir si l’affairement de leurs collaborateurs apporte quoi que ce soit.

Dans les équipes, cela se paie en surmenage, en stress et en épuisement. Une étude de 2021, menée par McKinsey et Lean In a montré une augmentation significative du nombre de travailleurs du savoir qui se déclarent « souvent » ou « presque toujours » épuisés. Face à cet état de fait intenable sur le long terme, le professeur d’informatique Cal Newport suggère d’abandonner la notion selon laquelle l’affairement est synonyme d’accomplissement et il propose d’adopter une philosophie contre-intuitive qu’il appelle la « productivité lente ».

Adopter la productivité lente… c’est transformer votre travail en source de sens et non d’accablement, tout en conservant la capacité de produire des résultats de valeur.

Cal Newport est l’un des membres fondateurs du Center for Digital Ethics au sein de l’université de Georgetown, où il enseigne. Parmi ses succès de librairie figurent Deep Work et Travailler sans e-mails. Il s’appuie sur un grand nombre de recherches et d’expertises, en tirant parti de sa marque de fabrique qui allie accessibilité et pertinence. Cal Newport prend fait et cause pour la détresse des collaborateurs tout en reconnaissant les exigences économiques du monde des affaires, et il porte un regard perspicace sur le mode de fonctionnement du travail intellectuel.

Son concept de productivité lente repose sur trois principes : en faire moins ; travailler à un rythme naturel et variable qui permette de se reposer et de réfléchir ; et privilégier la qualité par rapport à la quantité. Un tiercé  gagnant qui, selon lui, garantira des résultats globaux aux entreprises tout en soutenant la motivation et le bien-être des employés.

Faites-en moins

Le premier principe de la productivité lente – en faire moins – consiste à réduire à la fois la taille et le nombre de ses obligations professionnelles. Au quotidien, Cal Newport recommande aux travailleurs du savoir de concentrer leur énergie sur une cible par jour, de déléguer ou d’automatiser des tâches autant que possible et de mettre en œuvre des tactiques d’efficience accrue comme animer de courtes réunions de « purge de dossiers », qui clarifient les tâches en cours, pour remplacer des échanges par mail fastidieux et asynchrones.

Il recommande de passer de processus de travail « push » – où l’achèvement de l’étape d’un projet déclenche aussitôt le passage à l’étape suivante – à des processus de travail « pull », où chaque nouvelle phase de travail ne commence que lorsque le collaborateur est prêt. Selon lui, une approche en mode « pull » élimine les retards, tient compte des capacités du collaborateur et facilite la capacité de concentration.

Il propose quelques améliorations à ceux qui se retrouvent coincés dans des processus de travail « push », qu’ils peuvent mettre en place par eux-mêmes pour simuler une approche « pull », comme un « bac de rétention » pour les projets qui attendent leur tour.

Prenez votre temps

Le deuxième principe de la productivité lente – travailler à un rythme naturel – permet aux collaborateurs de respecter le rythme de leur organisme pour mieux se concentrer et être plus efficaces. Cal Newport tient note des routines de travail personnalisées de créateurs et d’innovateurs, comme le journaliste John McPhee, qui passait beaucoup de temps à réfléchir à l’approche à adopter pour son prochain article avant de commencer à réellement écrire – ce qu’il faisait, de façon notoire, en restant allongé sur sa table de jardin.

Cal Newport recommande aux travailleurs de cultiver leur relation unique au temps. Autorisez-vous à avancer de façon irrégulière, explique-t-il, en variant l’intensité de votre travail, ainsi que l’environnement dans lequel vous le réalisez, pour vous adapter à vos besoins. Ainsi, Isaac Newton a posé les bases du calcul infinitésimal dans la paisible campagne anglaise, remarque l’auteur, alors que Maya Angelou préférait les chambres d’hôtel anodines pour écrire ses poèmes.

La productivité lente, plus que quoi que ce soit d’autre, est un appel à s’éloigner de l’activité frénétique du labeur quotidien.

Cal Newport affirme que vous pouvez libérer du temps pour vous concentrer sur vos projets prioritaires en réduisant le nombre de petites tâches et d’engagements dans votre agenda. Si vous devez assister à une réunion, bloquez une durée égale en « temps pour vous » que vous consacrerez à travailler sur vos objectifs.

Visez haut

À la fin des années 1990, Steve Jobs a redressé Apple en éliminant la majeure partie de la ligne de produits de l’entreprise pour se concentrer sur le développement de quatre ordinateurs seulement – simplification qui a permis à Apple de sortir du lot en termes d’innovation et de qualité. Ce choix de la sélectivité s’inscrit totalement dans la mise en place du troisième principe de la productivité lente : l’obsession de la qualité.

Ne saisissez pas toutes les opportunités qui se présentent à vous, affirme Cal Newport ; vous ne pouvez pas faire un travail de qualité si vous êtes surchargé. Au contraire, lorsque vous donnez la priorité au travail qui importe le plus et que vous vous concentrez sur la qualité, vous créez plus d’opportunités pour vous-même à long terme.

Cal Newport recommande d’identifier les tâches au cœur de votre travail, celles qui se doivent d’être d’une grande qualité. Ainsi, un professeur se doit d’écrire des rapports de recherche de grande qualité, un manager se doit de mener une équipe hautement performante et un graphiste se doit de créer des œuvres époustouflantes.

Faites-le vous-même

Tout au long de l’ouvrage, Cal Newport s’adresse directement aux travailleurs, auxquels il propose une feuille de route pour mettre en place la productivité lente à leur bureau. Pour ceux qui n’ont pas l’autonomie suffisante pour contrôler leur processus de travail, Cal Newport reconnaît que passer à une approche de productivité lente sera vraisemblablement difficile. Mais à ceux qui bénéficient d’un certain degré de contrôle sur leur flux de travail, Cal Newport fait entrevoir la possibilité de transformer sa journée de travail, d’aborder celui-ci avec plus d’intention et de but, d’éviter l’épuisement et de tirer parti de son plein potentiel.

Cela fait au moins 70 ans que nous essayons la vitesse. Cela ne fonctionne pas. Il est temps d’essayer quelque chose de plus lent.

Rafraîchissant et abordable, l’essai de Cal Newport vise à libérer les travailleurs du savoir du culte de la performance et des listes de tâches sans fin de la « pseudo productivité » pour adopter une réalisation qui a du sens. Sa proposition semble radicale dans la frénésie ambiante des bureaux d’aujourd’hui et leur philosophie bien ancrée de l’hyperactivité. Mais si les travailleurs montrent eux-mêmes le chemin, la productivité lente pourrait devenir, si ce n’est une nouvelle norme, au moins une alternative plus saine. Espérons que la sérénité l’emporte.

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